LES JEUDIS ARGENTINS

 

Ces textes ont été écrits comme ils sont présentés : un texte nouveau pour chaque Jeudi qui passe. L’écriture se veut factuelle, objective, observatrice. Le détail vaut le global. L’émotion personnelle ne doit pas dominer l’ambiance générale. Au fil du voyage, l’écriture trouve le rythme de la vie réelle, et suit le cours des rencontres, des nouveaux lieux, des nouveaux noms, des événements vécus. C’est l’idée qu’une expérience personnelle est l’image d’une expérience universelle. C’est la volonté d’un discours extime, et non pas intime, d’un parcours qui est celui de tout le monde, et non pas seulement de la personne écrivante. C’est un carnet de voyage qui n’en est pas un. Ce sont des photographies de voyage, mais ça n’en sont pas. Ce sont des bribes de récit d’un voyage, mais ça n’est pas que ça.

 

 

« J’aimerais prendre des photos avec les mots, mais ça ne marche pas. »

 

 

Note de mise en scène.

 

La mise en scène a expressément été voulue sobre, simple et efficace. Les deux lecteurs se succèdent, se relaient ou se superposent. La fille qui a vécu ce qu’elle raconte, le garçon qui ne l’a pas vécu. De là naît la symbiose et le décalage radical entre ces deux lecteurs, complices et complémentaires dans leur approche du texte. Deux micros, une pédale sampler, un ventilateur, une lampe frontale et des bulles. Et c’est tout.

 

Texte : Raphaëlle Bouvier

Jeu : Raphaëlle Bouvier et Maxime Potard.

Durée : 1h

Tout public.

 


EXTRAIT DU TEXTE

 

Buenos Aires, jeudi 16 décembre 2010 – ici

 

Ici on s’appelle Mauro, Heliana, Belem, Federico, Gisela, Carolina, Loreto, Soledad, Margarita, Maricel, Marianella, Marcelo.

 

Ici on boit du Fernet-Branca con Coca sur les places publiques devant les concerts dans des bouteilles en plastique coupées en deux.

 

Ici on est bourgeois-tchéto si on dit cajé et pas caché, mais en tous cas on ne dit pas cayé comme en Espagne.

 

Ici on a une équipe de football locale préférée même si ne regarde pas le football parce que c’est l équipe locale que soutient notre famille, notre papa et notre maman et nos grands frères.

 

Ici on demande aux gens qu’on rencontre, et toi alors tu es pour quelle équipe? Ah ben moi c’est Internacionales, ah non ben moi c’est Racing désolé.

 

Ici on a des étoiles multicolores tatouées dans le cou, ou des pattes de chat sur les mollets, ou des écritures en lettres gothiques dans la nuque.

 

Ici il y a une fille qui s’est fait tatouer un idéogramme chinois sous l’oreille en pensant que ça voulait dire musique.

 

Ici il y a une fille à qui un jour des chinois ont demandé, mais pourquoi tu t’es fait tatouer alfombra-tapis-carpette, sous l’oreille?

 

Ici, depuis, il y a une fille qui n’est plus du tout fière de son tatouage.

 

Ici, il y a des tatoueurs qui font croire à leurs clients que oui oui, ils connaissent bien les idéogrammes chinois.

 

Ici on a des piercings autour des lèvres.

 

Ici les jeunes garçons à la mode ont des petites queues de rats dans le cou.

 

Ici les jeunes garçons à cheveux longs sont ceux qui se promènent en vélo dans les rues de la ville.

 

Ici on joue avec des cartes espagnoles à des jeux qui s appellent El truco, La escoba de quince, La casita robada.

 

Ici on ne boit que des bières en bouteilles d’un litre.

 

Ici on mange des empanadas, des asados, des bondiolas, des choripanes, des tamales, des fideos, des pizzas, des facturas, des medialunas, des supremas de pollo, des milanesas, des bolas de lomo, des gnocchis, des helados de crema, des peccetos, de bifes de chorizo, des papas fritas, des hamburguesas et des panchitos.

 

Ici on boit des gaseosas fluorescentes jaunes, vertes, rouges, oranges.

 

Ici on aime beaucoup les chiens.

 

Ici on aime bien la France, pour la cuisine et pour les parfums.

 

Ici on dit que si tu reviens, tu peux me ramener un parfum français, que je te le paye?

 

Ici on dit tché boloudo, qué sé cho?

 

Ici on dit qu’on aimerait bien voir la Tour Eiffel.

 

Ici on va manifester deux fois par semaine et on fait beaucoup de bruit dans les rues de la ville.

 

Ici le chef de l’Etat a aussi une Maison, qui ne s’appelle pas la Maison Blanche comme la Maison Blanche, mais la Maison Rose comme la Casa Rosada.

 

Ici devant la Casa Rosada il y a toujours des manifestations ou bien au moins des traces de manifestations.

 

Ici quand on va manifester on tague allégrement les façades du ministère.

 

Ici quand les façades du ministère se font taguer, on laisse allégrement faire et on les repeint dans la journée.

 

Ici on aime beaucoup son pays.

 

Ici on compte son argent en pesos.

 

Ici on est porteño et porteña.

 

Ici on se déplace en bondis, en colectivos, en bus, en taxis, en remis, en subterráneo.

 

Ici quand le subterraneo est trop en retard, le monsieur qui vérifie que tout le monde achète son ticket ouvre en grand les portes et dit que bon, comme il y a trop de retard, cette fois ci on ne paye pas le ticket.

 

Ici quand on obtient son diplôme à l’université, on se bagarre toute la journée avec des oeufs et de la farine dans et devant l’université.

 

Ici quand les universités sont sales d’oeufs et de farine écrasés mélangés, il y a des hommes qui les nettoient jusqu’à 3 heures du matin, pour que les universités soient propres le lendemain.

 

Ici les chaussures de tango coûtent très cher, mais les filles en ont quand même souvent une paire.

 

Ici il y a des milongas tous les soirs de la semaine, un peu partout dans la ville.

 

Ici si tu vas a une milonga et que tu ne danses pas bien, après plus personne ne t’invite, et tu n’as qu’à te trouver une nouvelle milonga.

 

Ici on peut dire qu’on ne rigole pas trop avec le tango.

 

Ici on peut faire la fête toutes les nuits de la semaine, et se coucher tous les matins à 6 heures.

 

Ici on écoute du rock, du reggae, de la salsa, du folklore, de la pop, du tango, de la cumbia, du rap, du candombe, du reggaeton.

 

Ici les jeunes cools connaissent un groupe français qui s appelle Tryo.

 

Ici les jeunes cools ne comprennent pas les paroles, mais ils aiment beaucoup Tryo.

 

Ici quand on va travailler on dit qu’on va a labourar.

 

Ici il y a des cartoneros dans les rues.

 

Ici il y a des quartiers normaux et puis aussi des favellas qui s’appellent ici des villas.

 

Ici il y a au jour d’aujourd’hui 8 nouveaux lieux publics dans la ville qui sont occupés par des familles de boliviens immigrés qui veulent vivre en Argentine, alors les voisins ne veulent pas habiter auprès de nouvelles villas, alors ils se jettent des pierres et ils se battent et pour l’instant le gouvernement dit qu’il faut attendre et voir et qu’il ne faut pas user de la force pour les déloger, mais il y a quand même des gens qui meurent ces jours ci parce qu il y a quand même des gens qui se battent avec de la force.

 

Ici on ne dit pas gringos aux gringos comme dans le reste de l’Amérique latine, parce qu’on est tous un peu gringos.

 

Ici les couleurs nationales sont bleu clair et blanc, un peu comme les couleurs de l Olympique de Marseille.

 

Ici c’est bientôt Noël mais c’est aussi l’été.

 

Ici comme là-bas, les gens décorent leurs magasins et leurs maisons avec des sapins et des faux flocons de neige et des guirlandes lumineuses et des papas Noël, mais comme dehors c’est quand même l’été et qu’il fait quand même très chaud et très beau et qu’on se promène quand même en sandales, ça fait un peu bizarre.